"Lagardère veut déstandardiser le travel retail"
interview de Dag Rasmussen
par Philippe Bertrand
Les Echos du 6 juin 2019
Le patron de la branche duty free, aéroports et gares du groupe Lagardère explique les évolutions d'une activité portée par l'accroissement du nombre de voyageurs. C'est avec le e-commerce, le segment le plus dynamique du commerce de détail. Il estime nécessaire de renforcer l'ancrage local des boutiques afin de lutter contre l'uniformisation des espaces commerciaux des terminaux.
L'empire Lagardère s'est rétréci sous l'effet des cessions décidées par Arnaud Lagardère. La branche travel retail est désormais la première activité avec 51% du chiffre d'affaires en 2018, soit 3,67 milliards d'euros. La gestion de concessions et de boutiques dans les aéroports (70% de l'activité) et les gares génère 29% du résultat opérationnel courant (119 millions). L'édition (Lagardère Publishing) atteint les 190 millions pour 2,2 milliards de ventes. Au cours des 12 derniers mois, Lagardère Travel Retail a renforcé son activité nord-américaine en reprenant Hojeij Branded Foods qui exploite plus de 124 bars et restaurants dans 38 aéroports aux Etats-Unis et au Canada. HBF s'ajoute à Paradies racheté en 2015. L'entreprise dirigée par le Norvégien Dag Rasmussen, diplômé de l'Essec, a aussi gagné la mode à l'aéroport de Vienne et à Beijing Daxing, ouvert un food hall de 600 mètres carrés à Dubai, inauguré 5.400 mètres carrés à Venise et est arrivée à Libreville au Gabon. Lagardère Travel Retail est présent dans 37 pays. Elle s'apprête à ouvrir en 2020 plus de 3.000 mètres carrés de boutiques et 1.800 mètres carrés de restauration dans le nouveau terminal d'Abu Dhabi.
Le marché mondial du « travel retail » a progressé de 9,3% en 2018, à 76 milliards de dollars, porté par la hausse de 6,5% du trafic passager. Suffit-il de se laisser porter par cette croissance pour s'imposer dans ce secteur ?
Le travel retail est assurément l'un des deux niches du commerce en croissance, avec le e-commerce. Les voyageurs sont les meilleurs consommateurs du monde. Ce sont plutôt des CSP + et dans les aéroports et
les gares ils disposent de temps et sont enclins à la découverte. Pour autant, le métier n'a rien à voir avec ce qu'il était il y a dix ans. Les terminaux et les gares sont rénovés par leurs opérateurs. Il faut s'adapter là
comme ailleurs aux nouveaux comportements des consommateurs. Nous sommes dans une phase de réinvention complète. Le take-away, par exemple, supplante progressivement la restauration assise. Notre
credo est de déstandardiser et valoriser le travel retail, le rendre moins conventionnel et plus attractif afin de faire la différence avec le commerce de centre-ville.
En quoi consiste l'innovation dans ce secteur ?
L'innovation c'est d'aller chercher de nouveaux concepts et de faire évoluer nos concepts existants. Relay, par exemple, a beaucoup changé. Les boutiques étaient le temple de la presse et du tabac. Elles présentent
aujourd'hui une offre large de produits nomades, d'accessoires de produits techniques, du snacking et des boissons. Notre rôle, comme on peut le voir dans le nouveau terminal T3 d'Orly ou à la gare Montparnasse,
est d'apporter de nouvelles marques comme Nespresso, Victoria's Secret, les restaurants d'Anne-Sophie Pic, Daily Pic et André, la chaîne américaine d'épicerie fine Dean & DeLuca ou les boutiques imaginées par
le magazine Monocle. Nous avons aussi un projet avec Trip Advisor.
L'innovation touche-t-elle les duty free qui semblent tous se ressembler ou presque ?
Il est vrai que le duty free était devenu assez uniforme. Nous faisons en sorte que le voyageur sache où il est et de donner aux boutiques une forte identité locale. Cela passe par la sélection de marques et produits
locaux ou la création d'un uniforme spécifique pour nos vendeurs. A Dakar nos équipes sont allées chercher une dame qui vend des confitures délicieuses au bord de la route. Nous l'avons aidé à organiser sa production pour qu'elle puisse tenir un stand à l'aéroport. Nous n'avons pas de stratégie unique, nous nous adaptons à chaque pays, chaque site.
A Paris, les gares rénovées sont devenues de véritables centres commerciaux. Ne craignez-vous pas la concurrence des promoteurs de centres commerciaux dont
le métier est aussi la gestion d'enseignes et de marques ?
Nous sommes gestionnaires d'enseignes et de marques mais également opérateurs. Il faut savoir gérer sur tous les plans, logistique et ressources humaines, des espaces qui sont ouverts 7 jours sur 7, avec des amplitudes horaires très larges - de 5 heures du matin à minuit passé - dans des zones sous douane. Nous investissons aussi massivement pour rester leader. Le montant des investissements varie selon la durée de nos contrats qui va de 3 à 30 ans. Mais avec une moyenne de 7 à 8 ans, nous pouvons faire beaucoup. Nous investissons 130 millions d'euros par an à travers le monde.
Le nouveau consommateur est connecté au commerce en lgne depuis son smartphone. Comment vos boutiques « en dur » s'adaptent-elles ?
Nous vendons d'abord des expériences. Nous racontons des histoires avec les marques. Nous développons aussi des services de e-réservation de produits, de click and collect. Nous offrons également la possibilité à
un client qui fait un aller-retour de conserver ses achats afin qu'ils les récupèrent à son retour, le « Shop and Collect ». Sur certaines plateformes, nous avons également élaboré des programmes de fidélité qui offrent des avantages inédits comme l'accès à des salons VIP. Nous offrons dans nos espaces des services gratuits de barbier, cirage de chaussures ou de maquillage. Nous sommes satisfaits quand comme à Rome, 68% des clients disent préférer acheter à l'aéroport plutôt qu'en centre-ville.
Les voyages se développent avec les opérateurs à bas coûts. Ceux-ci drainent des voyageurs qui n'ont pas le même pouvoir d'achat que les autres…
Le low cost est aussi une opportunité. Par exemple, les voyageurs des TGV Ouigo ont besoin qu'on leur offre de la restauration en gare. Les « multistore » ont une offre plus variée que les boutiques de marque. En Chine les gares qui accueillent des trains à grande vitesse sont néanmoins de véritables aéroports.